Balzac : « une précoce entente de la douleur »

Extrait d’une nouvelle de Balzac : La Grenadière parue en 1832, un texte magnifique et d’une infinie délicatesse sur l’amour maternel et la sensibilité enfantine.
Tout est assez mystérieux dans ce texte ciselé, rédigé avec un soin extrême : une perle qui, d’après Zulma Carraud, amie de Balzac, avait été écrite en une nuit dans sa propriété, alors que l’auteur jouait en même temps au billard, « revenant sans cesse, puis posant sa canne et retournant écrire ».(Wikipedia)

– Avez-vous bien travaillé ? demandait la
mère, mais d’une voix douce et amie, près de
plaindre la fainéantise comme un malheur, prête à
lancer un regard mouillé de larmes à celui qui se
trouvait content de lui-même. Elle savait que ses
enfants étaient animés par le désir de lui plaire ;
eux savaient que leur mère ne vivait que pour
eux, les conduisait dans la vie avec toute
l’intelligence de l’amour et leur donnait toutes
ses pensées, toutes ses heures. Un sens
merveilleux, qui n’est encore ni l’égoïsme ni la
raison, qui est peut-être le sentiment dans sa
première candeur, apprend aux enfants s’ils sont
ou non l’objet de soins exclusifs, et si l’on
s’occupe d’eux avec bonheur. Les aimez-vous
bien ? ces chères créatures, tout franchise et tout
justice, sont alors admirablement reconnaissantes.
Elles aiment avec passion, avec jalousie, ont les
délicatesses les plus gracieuses, trouvent à dire
les mots les plus tendres ; elles sont confiantes,
elles croient en tout à vous.

Aussi peut-être n’y a-t-il pas de mauvais enfants
sans mauvaises mères ; car l’affection qu’ils ressentent est
toujours en raison de celle qu’ils ont éprouvée,
des premiers soins qu’ils ont reçus, des premiers
mots qu’ils ont entendus, des premiers regards où
ils ont cherché l’amour et la vie. Tout devient
alors attrait ou tout est répulsion. Dieu a mis les
enfants au sein de la mère pour lui faire
comprendre qu’ils devaient y rester longtemps.
Cependant il se rencontre des mères cruellement
méconnues, de tendres et sublimes tendresses
constamment froissées : effroyables ingratitudes,
qui prouvent combien il est difficile d’établir des
principes absolus en fait de sentiment. Il ne
manquait dans le cœur de cette mère et dans ceux
de ses fils aucun des mille liens qui devaient les
attacher les uns aux autres. Seuls sur la terre, ils y
vivaient de la même vie et se comprenaient bien.
Quand au matin madame Willemsens demeurait
silencieuse, Louis et Marie se taisaient en
respectant tout d’elle, même les pensées qu’ils ne
partageaient pas. Mais l’aîné, doué d’une pensée
déjà forte, ne se contentait jamais des assurances
de bonne santé que lui donnait sa mère : il en
étudiait le visage avec une sombre inquiétude,
ignorant le danger, mais le pressentant lorsqu’il
voyait autour de ses yeux cernés des teintes
violettes, lorsqu’il apercevait leurs orbites plus
creuses et les rougeurs du visage plus
enflammées. Plein d’une sensibilité vraie, il
devinait quand les jeux de Marie commençaient à
la fatiguer, et il savait alors dire à son frère :
– Viens, Marie, allons déjeuner, j’ai faim.
Mais en atteignant la porte, il se retournait
pour saisir l’expression de la figure de sa mère
qui pour lui trouvait encore un sourire ; et
souvent même des larmes roulaient dans ses
yeux, quand un geste de son enfant lui révélait un
sentiment exquis, une précoce entente de la
douleur.
Honoré de Balzac (1799-1850)
La Grenadière

La lecture de cette nouvelle (53 pages en fichier pdf d’une grande lisibilité) est vivement recommandée. Accessible ici

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