Rousseau : Ces douces illusions sont détruites

Je deviens vieux en apprenant toujours.

Solon répétait souvent ce vers dans sa vieillesse. Il a un sens dans lequel je pourrais le dire aussi dans la mienne ; mais c’est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l’expérience m’a fait acquérir : l’ignorance est encore préférable. L’adversité sans doute est un grand maître, mais il fait payer cher ses leçons, et souvent le profit qu’on en retire ne vaut pas le prix qu’elles ont coûté. D’ailleurs, avant qu’on ait obtenu tout cet acquis par des leçons si tardives, l’à-propos d’en user se passe. La jeunesse est le temps d’étudier la sagesse ; la vieillesse est le temps de la pratiquer*. L’expérience instruit toujours, je l’avoue ; mais elle ne profite que pour l’espace qu’on a devant soi. Est-il temps au moment qu’il faut mourir d’apprendre comment on aurait dû vivre ?
Eh que me servent des lumières si tard et si douloureusement acquises sur ma destinée et sur les passions d’autrui dont elle est l’œuvre ! Je n’ai appris à mieux connaître les hommes que pour mieux sentir la misère où ils m’ont plongé, sans que cette connaissance, en me découvrant tous leurs pièges, m’en ait pu faire éviter aucun. Que ne suis-je resté toujours dans cette imbécile mais douce confiance* qui me rendit durant tant d’années la proie et le jouet de mes bruyants amis, sans qu’enveloppé de toutes leurs trames j’en eusse même le moindre soupçon ! J’étais leur dupe et leur victime, il est vrai, mais je me croyais aimé d’eux, et mon cœur jouissait de l’amitié qu’ils m’avaient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont détruites*. La triste vérité que le temps et la raison m’ont dévoilée en me faisant sentir mon malheur, m’a fait voir qu’il était sans remède et qu’il ne me restait qu’à m’y résigner. Ainsi toutes les expériences de mon âge sont pour moi dans mon état sans utilité présente, et sans profit
pour l’avenir.
Nous entrons en lice à notre naissance, nous en sortons à la mort. Que sert d’apprendre à mieux conduire son char quand on est au bout de la carrière ? Il ne reste plus à penser alors que comment on en sortira. L’étude d’un vieillard, s’il lui en reste encore à faire, est uniquement d’apprendre à mourir, et c’est précisément celle qu’on fait le moins à mon âge, on y pense à tout, hormis à cela. Tous les vieillards tiennent plus à la vie que les enfants et en sortent de plus mauvaise grâce que les jeunes gens. C’est que tous leurs travaux ayant été pour cette même vie, ils voient à sa fin qu’ils ont perdu leurs peines. Tous leurs soins, tous leurs biens, tous les fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout quand ils s’en vont. Ils n’ont songé à rien acquérir durant leur vie qu’ils pussent emporter à leur mort.
Je me suis dit tout cela quand il était temps de me le dire, et si je n’ai pas mieux su tirer parti de mes réflexions, ce n’est pas faute de les avoir faites à temps et de les avoir bien digérées. Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre, et que je n’y parviendrais jamais à l’état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n’y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l’espace de ma vie à peine commencée, comme sur un terrain qui m’était étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille où je pusse me fixer.
 Les rêveries du promeneur solitaire
Troisième promenade


* souligné par Théophraste

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« Rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Térence (190-159 av. J.-C.)

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